Derrière les chiffres, une vision technocratique de la justice
Flash info 16/11/2022
Lors de notre précédent communiqué, UNITÉ MAGISTRATS avait souligné l'augmentation positive du budget justice, amorcée en 2021 et se poursuivant dans le cadre du PLF de 2023 : Présentation du budget de la justice pour 2023 : satisfactions et interrogations
Cette augmentation venait s'inscrire dans un contexte de reconnaissance d'une situation de quasi-faillite dans laquelle se trouve actuellement la Justice de notre pays. A cet égard, le rapport des États Généraux relevait : « l’état de délabrement avancé dans lequel l’institution judiciaire se trouve aujourd’hui. La justice ne parvient plus à exercer ses missions dans des conditions satisfaisantes », et notait la « défaillance des politiques publiques menées depuis des décennies ».
Si de nombreuses années seront nécessaires pour rattraper ce retard, la restauration d'une justice digne de ce nom ne viendra pas que des crédits alloués dans le cadre de son budget, mais également de leur pilotage, d'une réelle maîtrise des dépenses et d'une refondation de toute notre institution.
L'accent mis sur les chiffres ne doit pas occulter la recherche d'une véritable vision pour la Justice. C’est le point sur lequel nous avons insisté lors de notre récente audition au Sénat, le 8 novembre 2022.
L'étude des indicateurs de performance retenue dans le PLF, est révélatrice d'une vision particulièrement technocratique de la mission de la justice. En effet, si le premier objectif fixé par le gouvernement est celui de « rendre une justice de qualité », il est regrettable que les critères d'appréciation ne renvoient qu'à des facteurs quantitatifs, tels que les délais de traitement, le nombre de procédures traitées par magistrat et par greffier, le taux de cassation. Si la pertinence de ces indicateurs de performance n'est pas contestée en soi, elle ne saurait suffire.
En effet, rendre une justice de qualité ne peut se réduire à gérer des flux de dossiers et traiter des stocks. Il serait temps d'avoir une approche qualitative qui suppose de l'exigence et du temps.
Une telle vision s'oppose évidemment à la logique déshumanisée et purement gestionnaire actuelle à laquelle sont confrontés les magistrats au quotidien, asphyxiés par des stocks toujours plus importants à purger et par des flux croissants à traiter.
Si les indicateurs de performance retenus dans le PLF sont donc insuffisants, ils sont, de plus, très lacunaires.
DES INDICATEURS DE PERFORMANCE TROP PEU PERTINENTS ET INSUFFISANTS.
L'objectif clairement affiché dans le PLF d'augmenter le taux d'alternatives aux poursuites s'inscrit toujours dans cette logique purement gestionnaire. Alors que la moyenne, pour 2021, du taux d'alternatives aux poursuites est de 39,4 %, l’objectif-cible pour 2025 est d'atteindre 45 %. Or, il n'y a aucune étude, à ce jour, sur le taux de réussite de ce type de mesure qui, en cas d'échec, entraîne un surcroît de travail pour les magistrats.
De plus, le seul indicateur de performance relatif à l'exécution des peines ne concerne que les peines d'emprisonnement ferme. Il est surprenant que les peines d'amende, les T.I.G, les jours amendes, les sursis probatoires ne fassent l'objet d'aucune évaluation, alors que leur prononcé est supérieur à celui des peines d’emprisonnement ferme. Nous n'avons, en effet, aucun indicateur sur le taux de réussite de ces mesures ni sur leur délai d'exécution. Pourtant, l'objectif affiché dans le PLF d’« efficacité de la réponse pénale » ne saurait concerner seulement l'exécution des peines d'emprisonnement ferme. Cela est d'autant plus incohérent que le gouvernement qui veut privilégier le prononcé de peines alternatives à l'emprisonnement, ne produit aucun critère de performance sur ces peines.
DES ANNONCES INSUFFISANTES POUR UNE JUSTICE EXSANGUE
Le projet de création de 1500 postes de magistrats et de 1500 greffiers sur les cinq années à venir, prévoit 200 magistrats pour l'année 2023. Cela apparaît en total décalage avec le référentiel d'évaluation de la charge de travail des juges et des procureurs, rendu public en début d'année 2022 respectivement par la Conférence Nationale des Présidents et la Conférence Nationale des Procureurs de la République.
Selon ce référentiel, 1500 magistrats supplémentaires au Siège en première instance, et 1600 magistrats de plus au Parquet, seraient nécessaires. L'estimation, ainsi opérée, apparaît de fait beaucoup plus conforme à la réalité, si on se réfère aux chiffres de la CEPEJ qui, dans son rapport publié en octobre 2022, relève que le nombre de magistrats par nombre d'habitants en France est toujours très en deçà de la moyenne européenne.
Ce décalage criant entre le nombre de créations de postes annoncé et la réalité du terrain, explique la persistance du recours massif aux contrats de travail temporaires dans le PLF qui conserve 500 postes et en prévoit 200 de plus.
POUR LE NOUVEAU PLF, LES MAGISTRATS NE TRAVAILLERAIENT PAS ASSEZ ?
Alors que les magistrats sont déjà en réelle difficulté pour traiter la quantité importante de procédures qui leur est soumise, il est inquiétant de relever que les « objectifs cibles » du PLF relatifs au nombre de dossiers à traiter par magistrat, sont revus à la hausse pour 2025 par rapport à 2021/2022, tant en matière civile qu'en matière pénale.
Le nombre d'affaires pénales traitées par magistrat du siège en première instance en 2021, était de 988 en moyenne, alors que le PLF prévoit pour 2025 un objectif-cible de 1135. Concernant les affaires civiles, la moyenne d'affaires traitées en appel en 2021 était de 262, l'objectif cible étant en 2025 de 315 ! Comment peut-on justifier une telle augmentation alors que le PLF reconnaît, par ailleurs, une complexité croissante des dossiers, tant au pénal qu'au civil ?
S'agissant des délais de traitement pour les affaires civiles, la moyenne actuelle est de 14,5 mois pour les Cours d'appel, avec un objectif cible de 15 mois en 2025, et de 10,5 mois en première instance, pour un objectif cible de 12 mois en 2025.
Le PLF à cet égard relève que « la nécessité d'évacuer les affaires anciennes (phénomène de vieillissement du stock) vient contrarier l'affichage de délais de traitement en baisse ».
L'examen du PLF révèle une approche de la justice purement gestionnaire de la pénurie et technocratique, très éloignée à la fois des conditions de travail et des attentes tant des magistrats que des justiciables. Cette vision fait écho à l'analyse du professeur au Collège de France Alain SUPIOT sur les méfaits de la gouvernance par les nombres soumettant l'ordre juridique et humain au règne du calcul.