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Unité Magistrats FO

Quand le Juge de l'application des peines devient le Juge de l'aménagement des peines : de l'exécution des peines à leur aménagement forcé ab initio.

Etats Généraux 14/01/2022

Quand le Juge de l'application des peines devient le Juge de l'aménagement des peines : de l'exécution des peines à leur aménagement forcé ab initio. - Syndicat Unité Magistrats SNM FO

États généraux de la Justice

Groupe de travail « Justice pénitentiaire et de réinsertion »

 

Contribution UNITÉ MAGISTRATS SNM FO

 

Quand le Juge de l'application des peines devient le Juge de l'aménagement des peines :

de l'exécution des peines à leur aménagement forcé ab initio.

 

État des lieux

La surpopulation des prisons françaises est souvent décriée. Les libérations anticipées de nombreux détenus durant le confinement intervenues au printemps 2020 auraient enfin permis de réduire la densité carcérale. De là, l'idée s'est faite jour : si les prisons sont surpeuplées, c'est que les juges incarcèrent trop. Qu'en est-il exactement ?

Au 1er juillet 2020, il y avait 57.382 détenus. Le chiffre officiellement avancé est de 58.695 détenus mais il faut en soustraire les personnes détenues mais non écrouées - c'est à dire celles considérées comme détenues en effectuant leur peine en prison selon d'autres formalités tels le placement sous surveillance électronique, le placement extérieur et la semi-liberté.

Sur ces 57.382 détenus, 19.951 étaient en détention provisoire (soit en attente de leur jugement) et 37.431 en exécution de peines. La densité carcérale était de 97 %. Le nombre de places opérationnelles de 60.592. La surpopulation carcérale ne concerne ainsi pas tous les établissements pénitentiaires mais seules les Maisons d'arrêt (établissements qui accueillent les détenus provisoires et les courtes peines) dont la densité est de 111%. 49 Maisons d'arrêt sur 82 sont par ailleurs en situation de suroccupation avec un taux de 120 % tandis que la densité carcérale des Centres de détention et des Maisons centrales se chiffre respectivement à 84 % et 74 %, ce qui signe d'emblée une inadéquation des moyens aux besoins.

Au 1er juillet 2020, 37.431 détenus étaient donc écroués en établissements pénitentiaires en exécution de leur peine.

Or, le nombre des peines d'emprisonnement ferme (en tout ou partie) prononcées par les Tribunaux est bien supérieur. Relativement stable ces cinq dernières années, il était de 131.368 en 20181 dont 130.290 infligées par les Tribunaux correctionnels.

Comment expliquer ce différentiel ? Par une déconnexion totale entre le prononcé de la peine et son exécution.

En 20162, 95 % des peines infligées étaient d'une durée inférieure à deux ans3. Or, depuis la loi du 24 novembre 2009 (et jusqu'au 24 mars 2020), ces peines pouvaient faire l'objet d'un aménagement (sauf faits commis en état de récidive légale pour lesquels le seuil était maintenu à un an) permettant aux condamnés de n'effectuer aucun jour de prison. Les critères pour bénéficier d'une mesure de semi-liberté, de placement extérieur ou de placement sous surveillance électronique étaient élargis. L'objectif est clair : éviter l'incarcération...Quand bien même celle-ci aurait été estimée utile par la juridiction de jugement... En l'absence de mandat de dépôt à l'audience, le condamné entamait un "parcours d'aménagement de peine" qui, compte tenu d'effectifs insuffisants en matière d'application des peines pouvait durer plusieurs mois voire plusieurs années (mandat de dépôt différé créé par la loi du 23 mars 2019).

En 20184, le taux d'exécution des peines d'emprisonnement ferme était en effet le suivant :

- 32 % étaient exécutées immédiatement (ce qui veut dire que 32 % des peines étaient immédiatement exécutées, ce qui fait penser qu'elles étaient assorties d'un mandat de dépôt, et qu'en conséquence 68 % ne l'étaient pas).

- 55 % à 6 mois

- 72 % à 1 an

- 85 % à 2 ans

- 89 % à 3 ans

- 91 % à 4 ans5

C'est ce dernier taux qui a été avancé à plusieurs reprises par Eric DUPOND-MORETTI, en particulier lors d'un entretien accordé au quotidien Le Parisien le 29 septembre 2020 : "La justice exécute les peines à 92 % mais elle les exécute bien trop tard. C'est insupportable pour les citoyens, pour les policiers et encore plus pour les victimes. Je veux dans ce domaine une justice ultrarapide".

Premier bémol : ce chiffre de 91 % (et non 92 %) ne concerne pas toutes les peines comme l'a déclaré le Garde des Sceaux, mais uniquement les condamnations à de l'emprisonnement ferme.

Second bémol : ce taux n'est atteint qu'au bout de quatre ans ! Ajoutons que le rapport d'information sur la nature des peines, leur efficacité et leur mise en œuvre fait au nom de la Commission des lois enregistré au Sénat le 12 septembre 20186 interrogeait la réalité reflétée par ces données : "ce taux ne mesure que la réalisation ou non des mesures administratives : par exemple, en cas de condamné non localisé, l'inscription de la condamnation au fichier des personnes recherchées. Il s'agit en réalité d'un indicateur de traitement des peines d'exécution. Outil administratif ou comptable, il ne peut donc pas être un outil de pilotage d'une politique pénale".

La loi du 23 mars 2019

Si la loi du 23 mars 20197 est venue abaisser à un anle seuil au-delà duquel les peines ne sont plus aménageables ab initio (étant précisé que, suivant une décision rendue le 20 octobre 2020 par la Cour de cassation, ces dispositions ne s'appliquent qu'aux faits commis postérieurement à l'entrée en vigueur de la loi), ce n'est pas le signe d'une plus grande sévérité à l'égard des condamnés.

D'abord parce que ceux-ci pourront toujours bénéficier d'une remise en liberté sous contrainte aux deux tiers de leur peine.

Ensuitecar cette loi supprime la possibilité de prononcer des peines d'emprisonnement ferme d'une durée inférieure à un mois et rend obligatoire l'aménagement des peines d'emprisonnement comprises entre un et six mois sauf motivation spéciale.

Enfin, à raison d'une circulaire publiée le 20 mai 2020 par le Garde des Sceaux en vue de la mise en œuvre des dispositions de la loi du 23 mars 2019 qui prétexte également de la situation sanitaire pour recommanderaux Procureurs de la République de ne plus faire exécuter les peines d'emprisonnement d'une durée inférieure ou égale à 6 mois quand bien même leur aménagement aurait été refusé par le Juge de l'application des peines ainsi que, de manière générale, "les peines d'emprisonnement ou les reliquats de peines qui sont à la fois anciens et de faible quantum (...) en fonction de la personnalité de la personne condamnée et des faits reprochés" - sans préciser à partir quelle échéance une peine doit être considérée comme "ancienne", en-deçà de quel quantum elle est supposée "faible" et quels types de faits donneraient droit à l'oubli des condamnations prononcées par les Tribunaux.

La tendance qui se dégage ces dernières années s'affirme : les peines d'emprisonnement prononcées par les juridictions ne doivent plus s'exécuter en prison ! Quelle intention sous-tend cette objectif ? Il semble bien que la volonté affichée d'éviter les effets désocialisants de l'incarcération en priorisant la réinsertion par l'encadrement du condamné ne soit qu'un alibi. La réalité est tout autre : en l'absence de moyens permettant l'exécution effective et dans un délai rapide des décisions prises par les juridictions, il est choisi, plutôt que de mettre à disposition les ressources nécessaires, de vider de sens les condamnations prononcées.

Plus directement,la circulaire du 20 mai 2020 recommandeà l'ensemble des magistrats, de tenir compte des places disponibles dans les établissements pénitentiaires avant de prononcer une peine d'emprisonnement ferme dans une logique dite de "régulation carcérale".

UNITÉ MAGISTRATS qui défend l'institution judiciaire, l'indépendance des magistrats et l'exigence de qualité de la loi, a formé unrecours devant le Conseil d’État à l'encontre de la circulaire CRIM2020-15/E3 du 20 mai 2020 dite de « régulation carcérale »

Le 23 septembre 2021, UNITÉ MAGISTRATS a fait annuler partiellement la circulaire du 20 mai 2020 « ayant pour objet la mise en oeuvre des dispositions relatives aux peines de la loi du 23 mars 2019 ».

Dans une décision de principe publiée au recueil LEBON (Conseil d'État, 6ème - 5ème chambres réunies, 23/09/2021, 441255, Inédit au recueil Lebon) , le Conseil d'État a donné une véritable leçon de droit au ministre de la Justice.

La circulaire a été cancellée en ce qu'elle comporte des instructions visant à ne pas exécuter les peines d'emprisonnement ferme d'une durée inférieure ou égale à un mois ainsi que "les peines d'emprisonnement ou les reliquats de peine qui sont à la fois anciens et de faible quantum en fonction de la personnalité de la personne condamnée et des faits reprochés".

Cet arrêt du Conseil d'État est une nouvelle victoire pourUNITÉ MAGISTRATS qui agit pour défendre l'État de droit, reste attentifs à toute atteinte à l'indépendance de l'autorité judiciaire et veille particulièrement au respect des missions des parquetiers et des décisions de justice rendues par les magistrats du siège.

Si les peines d'emprisonnement ne sont plus exécutables en l'état faute de moyens pour le faire, qu'en est-il du reste ?

Un flou savamment entretenu...

Déjà, le taux de mise à exécution des peines d'emprisonnement ferme est le seul indicateur publié par le Ministère de la Justice qui n'établit aucune statistique sur le délai de mise à exécution des condamnations à des travaux d'intérêt général, sursis avec mise à l'épreuve et amende, ceci alors même que la Cour des comptes en fait tous les ans la recommandation à la Direction des services judiciaires dans ses notes d'analyse de l'exécution budgétaire : il est à chaque fois demandé au Ministère de la Justice de remettre des indicateurs fiable de performances lors de l'élaboration des projets de Lois de Finances. Cette préconisation reste sans effet.

Ceci, alors même que la circulaire pré-citée datée du 20 mai 2020 enjoint aux Parquets de requérir aux fins de prononcé, en particulier, de la peine unique de stage et de celle de travail d'intérêt général "destinées à devenir des sanctions de référence de certains contentieux, en lieu et place de l'emprisonnement".

Quelques statistiques éparses peuvent néanmoins nous éclairer : si nous ne disposons d'aucune donnée relative au sursis avec mise à l'épreuve, s'agissant du travail d'intérêt général, selon un rapport remis au Premier Ministre en mars 2018 par le député Didier PARIS8, le délai moyen de prise en charge était de 400 jours (donc 1 an et 1 mois après la condamnation devenue définitive).

Concernant les amendes et alors qu'il s'agit de la peine la plus prononcées (180.712 peines d'amende infligées en 2018), au 31 décembre 2018 seuls 23,9% des 2,47 milliards d'euros recouvrables pris en charge en 2017 avaient été recouvrés ! Ce taux qui était de 34,9 % en 2019 n'a fait que baisser depuis...Le rapport d'information sur le recouvrement des amendes pénales fait au nom de la Commission des finances et enregistré au Sénat le 20 février 20199 relevait que le délai moyen entre la date de jugement et celle de la prise en charge par la direction départementale des finances publiques compétente était de 5 mois pour les jugements des Tribunaux correctionnels et de 6 mois pour les arrêts de Cour d'Appel . La raison principale de tels délais tient au fait qu'aucune interface informatique n'existe entre le Ministère de la Justice et celui des finances, contraignant le Trésor public à saisir manuellement les informations communiquées par les Tribunaux.

Conclusion

Une récente dépêche du Garde des Sceaux en date du 23 octobre 2020 donne à nouveau des instructions pour éviter l'incarcération, cette fois dans le cadre de la gestion de la crise du COVID. Toutes les dernières lois ont créé un droit à l'inexécution de la peine sous le terme d'aménagement qui enjoint à un nouveau magistrat, le Juge de l'application des peines de défaire après le jugement ce qu'ont fait précédemment ses collègues. Il est peut-être temps de remettre en cause cette pratique qui consiste à ce que la peine prononcée est rarement la peine exécutée sans parler des délais d'exécution qui ôtent souvent toute pertinence à la réponse pénale. Il y a bien un problème dans le logiciel judiciaire qui tourne en boucle indéfiniment : plus il faut produire de décisions sans pouvoir les mettre en œuvre, plus il faut remplacer les sanctions par des ersatz, les unes et les autres venant irrémédiablement grossir les statistiques politiquement incorrectes. C'est ainsi que notre Code de procédure pénale a instauré un droit à l'inexécution des peines de prison qui oblige à recommencer le procès de la peine après qu'elle ait été prononcée en renforçant dans les esprits l'idée que si on peut changer une peine de prison en autre chose qui y ressemble, c'était donc qu'il n'était pas nécessaire de la prononcer. Cela démontre que notre système judiciaire fonctionne de manière faussée, lente, voire inutile et ne permet pas de s'interroger sur les raisons de la délinquance et les causes de la récidive.

 

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1 dernières statistiques disponibles

2 dernières statistiques disponibles sur la répartition par durée des peines d'emprisonnement ferme prononcées par les juridictions

3 Infostat Justice n°163 de juin 2018 : "Le taux de mise à exécution en 2016 des peines d'emprisonnement ferme prononcées par les Tribunaux correctionnels"

4 absence de chiffres ultérieurs

5 chiffres publiés par le service statistique ministériel de la justice pour l'année 2018

6 rapport BIGOT/BUFFET

7 entrée en vigueur le 24 mars 2020

8 "Les leviers permettant de dynamiser le travail d'intérêt général"

9 rapport LEFEVRE

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