TERRORISME I Secrétaire générale du syndicat national des magistrats FO, ancienne juge anti-terroriste, Béatrice Brugère pose un regard lucide sur les attentats récents et le terrorisme en général. La magistrate examine une situation inquiétante que certains politiques brandissent comme une occasion d’exister. Une parole singulièrement éclairante.
11 septembre 2001 – 2 jours après l’assassinat du commandant Massoud, trois avions détournés par des terroristes d’Al-Qaïda percutaient les tours jumelles du World Trade Center à New York, et le bâtiment du Pentagone à Washington. Un quatrième avion s’écrasait quant à lui en Pennsylvanie. Près de 3.000 personnes ont trouvé la mort en seulement 24h, dans l’attaque la plus meurtrière jamais perpétrée aux Etats-Unis. C’était il y a 16 ans. Aujourd’hui, Béatrice Brugère nous livre son analyse du terrorisme dans son universalité. Après avoir été en charge de la lutte anti-terroriste au Bureau de la coopération rattaché au ministère de la Justice ; Juge à la 14ème Chambre du TGI de Paris, compétente en Juridictions Interrégionales spécialisées (JIRS*) et terrorisme, Béatrice Brugère s’exprime facilement et sans détour. Ses prises de paroles traduisent une clairvoyance dont beaucoup devrait s’inspirer.
QL : Les attentats de ces derniers mois, notamment ceux en Catalogne, laissent craindre d’autres attaques terroristes en Europe. Quel est l’état réel de la menace aujourd’hui ? Quelles sont les cibles principales, selon vous ?
Béatrice Brugère : C’est une question à laquelle seuls les services de renseignements intérieurs et extérieurs peuvent répondre, et nous espérons avoir une idée précise de l’état réel de la menace. Les chiffres avancés sont parfois confus pour les citoyens, et doivent être expliqués. On ne peut réduire l’état de la menace ni aux chiffres importants de fiches S comme cela a parfois été fait par le passé, ni aux attentats commis, ni aux nombres de personnes qui rentrent de Syrie, encore moins au nombre de procédures judiciaires qui ne cessent d’augmenter. De plus les attentats déjoués qui sont régulièrement annoncés par le ministre de l’intérieur ne disent pas grand-chose de l’ampleur de ces préparations, ni de leur chiffre exact. Et cela fait maintenant plus de trois ans que le politique et certains experts scandent que la menace est à son plus haut niveau de manière informelle […] Il est vrai que la France a subi de nombreuses attaques terroristes depuis trois ans, mais ce n’est qu’une partie de la menace, la plus visible et la plus spectaculaire. Il ne faut pas négliger toutes les stratégies d’influence, de financement et d’infiltration à l’œuvre, et surtout bien comprendre que le terrorisme n’est qu’un outil parmi d’autres au service d’une idéologie qui défend un projet politico-religieux inspiré du salafisme.
La France semble être une cible privilégiée pour Daesh. Y’a-t-il des raisons politiques, idéologiques ?
Oui et non : – Oui, parce que tout un discours de l’Etat Islamique et avant lui d’Al Quaida a été clairement développé sur des attaques contre l’Occident et particulièrement la France, confondue avec ‘ les croisés’ qu’elle est censée incarner dans leur imaginaire. – Non, si l’on regarde objectivement la multiplicité des attaques en Europe et dans le monde qui sont bien supérieures notamment en Asie. Mais il est vrai que la France capitalise, pour la propagande de Daesh, des arguments intéressants comme son passé colonial et sa mauvaise politique d’intégration, ses engagements militaires passés et actuels au levant, qui font d’elle une cible intéressante pour toucher une population assez jeune en quête identitaire.
Daesh perd du terrain en Syrie et en Irak et un certain nombre de combattants pourraient revenir en Europe. Pourquoi ce constat est-il si alarmant ? Comment en est-on arrivé là ?
Ce constat n’est pas récent mais s’accélère depuis quelque mois, en effet le recul de Daesh sur certains territoires en Syrie pourrait pousser certains à rentrer en masse dans leur pays d’origine pour se mettre « au vert ». La France étant au sein de l’Europe, un des premiers lieux de départ pour le nombre de jihadistes, peut craindre en effet ces retours, parce que ces profils ont été formés au combat et ne sont donc pas dans des fantasmes guerriers alimentés uniquement sur le net de manière virtuelle. Ils ont été pour la plupart sur des théâtres de guerre et ont suivi des entraînements de type militaire, sachant utiliser des armes et des explosifs. Il faut dire aussi qu’il y a toujours eu en Europe, depuis la guerre en Afghanistan et en Irak, des cellules avec des entrainements de ce type. La nouveauté réside surtout dans la quantité de ces profils. La création de l’Etat islamique a créé un véritable appel d’air que nous avons mis longtemps à voir et à enrayer. De plus il concerne aussi des femmes et des enfants.
L’objectif de Daesh a été d’instaurer non seulement un État, mais aussi de créer une autorité souhaitant régir la population d’autres territoires. Si le territoire français doit reprendre le pouvoir, quelle stratégie doit-on développer ? Sommes-nous prêts ?
Je crois qu’il faut penser la lutte contre le terrorisme non seulement en termes de territoire physique mais aussi intellectuel. Sa force de propagande est la rapidité de sa diffusion sur les réseaux sociaux, mais aussi la connexion de personne qui ne se connaissent pas, mais qui ont le sentiment d’appartenir à une communauté. Il y a urgence à reprendre le terrain avec un maillage rigoureux sur tous ces aspects. Il nous faudra du temps et une volonté politique forte.
Le projet de loi antiterroriste qui doit remplacer, au 1er novembre, le régime (exceptionnel) de l’état d’urgence, doit être débattu à l’Assemblée au mois d’octobre prochain. Pourquoi avoir créer cette loi ? Quel est votre avis sur le sujet ?
L’état d’urgence n’a pas vocation à durer, c’est même le contraire. Ses multiples prorogations n’ont pu être acceptées que parce que les attentats successifs ont maintenu un climat propice. Mais les critiques sont venues rapidement tant de certains parlementaires que du conseil d’Etat lui-même. De plus, très vite, son efficacité n’est plus parue pertinente. La grande force des terroristes islamistes est leur habilité tactique à s’adapter et à contourner nos dispositifs. L’état d’urgence existe sur une proposition de Jean-Jacques Urvoas, alors ministre de la justice, assorti d’une commission de contrôle parlementaire qui a permis d’évaluer dans le temps sa pertinence décroissante. C’est pourquoi le gouvernement a annoncé une nouvelle loi pour mettre fin à l’état d’urgence, qui devrait être votée très prochainement […] Pour le syndicat de magistrats que je représente nous sommes très circonspects sur l’efficacité d’un tel dispositif, qui facilitera sans conteste le travail de maintien de l’ordre public des policiers, mais ne semble pas être stratégique sur la lutte des nouvelles menaces. Il s’agit d’un problème juridique et politique, à la fois. Juridique car le caractère de l’état d’urgence est celui de l’exceptionnel et donc dérogatoire à notre corpus de la CEDH. Il ne peut durer indéfiniment. Politique parce que la communication du gouvernement en a fait un peu l’alpha et l’omega de la lutte contre le terrorisme de manière infondée et le supprimer revenait à prendre un risque politique en cas de nouvel attentat…
*Les JIRS sont la démonstration de la capacité d’adaptation de la justice à la criminalité et à la délinquance modernes.