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Unité Magistrats FO

Syndicalisme et Justice : vieille lune ou idée neuve

Carrière 22/11/2016

Syndicalisme et Justice : vieille lune ou idée neuve - Syndicat Unité Magistrats SNM FO

Syndicalisme et justice : vieille lune ou idée neuve ?

 

Jean de Maillard, premier vice-président adjoint au TGI de Créteil et permanent syndical du Syndicat national des magistrats Force ouvrière

 

Abstract

 

Vivement attaqué pour sa politisation, le syndicalisme judiciaire ne correspond guère à l’image que lui donnent ceux qui voudraient le voir disparaître. Mais sera-t-il capable de prendre le tournant qu’imposent les changements de la société ? Ceux-ci ont eu un impact majeur sur le fonctionnement de la justice, avec le déplacement progressif vers le juge des régulations sociales autrefois assumées par l’État. Or la justice n’a ni les moyens, ni les compétences pour assumer ces nouvelles attributions et l’institution judiciaire se heurte aujourd’hui aux limites que lui imposent ses structures et son fonctionnement sclérosés. Le défi du syndicalisme judiciaire, pour lui-même et pour le système judiciaire, est de trouver les réponses à une évolution qui transforme l’État-providence en État de surveillance et substitue au juge judiciaire, dans des domaines de compétence accrus, le juge administratif bénéficiant d’une confiance du politique dont lui-même est privé.

Le syndicalisme judiciaire a aujourd’hui mauvaise presse. Certaines raisons sont anciennes, d’autres plus récentes. Celles-ci sont évidemment plus faciles à voir, comme l’affaire dite du « Mur des cons », révélée le 24 avril 2013 par le site d’information Atlantico. Ce panneau d’affichage installé dans les locaux du Syndicat de la magistrature était une sorte de pilori sur lequel étaient épinglées les photographies d’hommes politiques, d’intellectuels et de journalistes, de parents de victimes et de personnalités diverses, généralement classés à droite de l’échiquier politique.

 Des attaques nouvelles pour une méfiance ancienne

 L’affaire a fait scandale et créé un évident malaise, bien au-delà de la seule institution judiciaire. Elle a déclenché une virulente campagne politique en vue de faire interdire le syndicalisme dans la magistrature. Dans la foulée de cette révélation, le député d’opposition des Alpes-Maritimes, M. Eric Ciotti, chargé chez Les Républicains (ex-UMP) des questions de sécurité, a rapidement fait un combat personnel de l’interdiction du syndicalisme judiciaire, « pour supprimer, a-t-il dit, tout lien de dépendance qui pourrait peser sur l’impartialité des juges ». Il affirmait alors rien moins que vouloir renouer « avec l’esprit originel des magistrats qui datent de 1958 », dénonçant « des magistrats censés rendre la justice au nom du peuple (qui) expriment sous couvert de liberté syndicale des positions politiques souvent tranchées »1. Reprenant ensuite ses propos dans l’exposé des motifs d’une proposition de loi organique, il déclarait encore : « Une des raisons pour lesquelles nos concitoyens font de moins en moins confiance à la justice réside sans aucun doute dans ces nombreuses affaires médiatiques où l’ensemble de l’institution judiciaire a été mise à mal par le comportement d’une minorité de magistrats. Ces derniers, alors qu’ils sont censés rendre la justice au nom du peuple français, expriment, sous couvert de liberté syndicale, des positions politiques ».

Qu’ils fussent ou non, jusqu’alors, très populaires dans l’opinion publique, les syndicats de magistrats n’avaient en tout cas pas subi depuis longtemps d’assaut aussi frontal. Certes, l’occasion fournie était belle, mais l’attaque était-elle pour autant pertinente ? De la politisation franchement revendiquée de l’un d’entre eux – le Syndicat de la magistrature a été créé en juin 1968 et n’a jamais caché ses préférences idéologiques – peut-on déduire que le syndicalisme en tant que tel est incompatible avec l’indépendance et l’impartialité qui doivent caractériser la justice ? On peut penser plutôt que, derrière la dénonciation rituelle d’une « minorité » agissante, sinon activiste, ce qui était visé était bien le syndicalisme en tant que tel, toujours soupçonné d’arrière-pensées idéologiques et de desseins politiques cachés. Les propos du député cachaient mal l’intention de stigmatiser, dans une réprobation sans nuance, un mélange des genres qu’il avait lui-même un peu trop vite généralisé.

Car si l’anathème a porté, c’est moins à cause de ce que le Mur des cons aurait soudainement révélé – en quoi le scandale touchant un syndicat connu pour ses positions politiques devrait-il rejaillir sur l’ensemble du syndicalisme ? – que par la « divine surprise » qui faisait opportunément ressurgir le vieux fonds de défiance et d’hostilité envers la justice que partagent les hommes politiques, de droite comme de gauche, depuis la fin des parlements de l’Ancien Régime. Grâce à l’aubaine, la vieille querelle du « gouvernement des juges » a fait peau neuve, sur le dos des magistrats en général et du syndicalisme en particulier. .

Il faut donc d’abord aller voir d’où vient la chimère qui fait dire périodiquement aux dirigeants politiques – ou à ceux qui aspirent à l’être – que se dressent devant eux des juges en embuscade pour leur arracher le pouvoir, les plus déterminés voyant les syndicats comme des machines de guerre à leur main. L’hypothèse formulée ici est que la réputation faite au syndicalisme d’être politisé est imputable à trois choses. La première est l’inquiétude innée, souvent pathologique, qu’inspire aux hommes politiques une profession dont ils redoutent l’indépendance, ne serait-ce que parce qu’ils ne connaissent pas le monde de la justice et son fonctionnement, ne les comprennent pas et qu’ils jaugent la magistrature à l’aune de leur propre perception de la vie politique. La seconde est que, sur les trois syndicats représentatifs de magistrats français, deux d’entre eux n’ont pas mis, il est vrai (quoique dans des proportions très différentes l’un de l’autre), de barrière infranchissable entre l’activité syndicale et le positionnement politique, prêtant le flanc à des critiques aisément exploitables. Quant à la troisième, c’est qu’il est alors facile de dénoncer dans toute expression collective des magistrats les prolégomènes de ce qu’appréhendent les hommes politiques, à savoir la volonté de transformer le pouvoir individuel du juge en pouvoir collectif de la magistrature dans le dessein, qui serait partagé par toute la profession judiciaire, d’usurper le leur.

Toute la question, pour finir, est de savoir si la magistrature et le syndicalisme judiciaire doivent se laisser enfermer dans une représentation aussi péjorative et stérile, aussi éloignée des réalités de la justice, ce qui requiert avant tout de mieux décrire la paysage syndical au sein de l’institution judiciaire..

Un paysage syndical contrasté

On compte en France trois syndicats représentatifs de magistrats : l’Union syndicale des magistrats (USM), de loin majoritaire aux élections professionnelles, le Syndicat de la magistrature (SM) et le Syndicat national Force ouvrière des magistrats (SNM-FO, plus généralement dénommé FO-Magistrats). Les deux premiers sont des « syndicats-maison », c’est-à-dire qu’ils ne sont pas affiliés à l’une des grandes confédérations représentatives au niveau national, à la différence de FO-Magistrats qui, dès sa création en 1990, a adhéré à la Confédération CGT-Force ouvrière.

Souvent présentée comme « de droite » ou « modérée », l’USM campe, en général, sur des positions plutôt corporatistes et consensuelles. Elle cherche à « peser sur les réformes en cours d’élaboration à la chancellerie et à maîtriser les nominations aux postes clés de la hiérarchie judiciaire »2, sans dédaigner cependant participer à des cabinets ministériels ni s’ingérer parfois dans des débats plus partisans. C’est ainsi qu’elle a manifesté, entre 2007 et 2012, une hostilité ouverte à l’encontre du Président de la République ou participé, en 2015, aux Ateliers de l’Université d’été du Parti socialiste à La Rochelle. Le SM, quant à lui, a toujours revendiqué un attachement idéologique de gauche, voire d’extrême gauche – ses membres ont reçu, dès les années 1970, le sobriquet de « juges rouges » –, prenant ouvertement et à de nombreuses reprises parti dans les débats politiques les plus divers, même éloignés de la défense des intérêts professionnels des magistrats.

FO-Magistrats a été créé en revanche comme un syndicat apolitique, c’est-à-dire soucieux de maintenir la justice en dehors de tout engagement politique ou partisan et délibérément centré sur la défense individuelle et collective des magistrats. Ceci a pu lui valoir d’être considéré comme principalement, voire exclusivement, soucieux de revendications catégorielles. En réalité, s’il s’attache à la défense individuelle (notamment en cas de poursuites disciplinaires) des magistrats d’un côté, domaine peu occupé par les autres syndicats, de l’autre il inscrit son action dans une réflexion sur l’évolution de la fonction et de l’organisation judiciaires. Il en dénonce souvent la dérive productiviste et les modes de gestion archaïques, ainsi que leurs conséquences (notamment en termes d’inefficacité et de souffrance au travail, thème qu’il a été le premier à développer dans la magistrature).

S’il veille ainsi à ne pas sortir d’un rôle exclusivement syndical, ceci ne signifie pas qu’il s’interdise d’exprimer une opinion sur des questions de société impliquant la justice ou la magistrature, sur des lois en préparation ou en discussion, sur des événements importants ou même sur une action gouvernementale en rapport avec la justice et le droit. Mais il se conforme à deux principes : d’une part, une totale indépendance vis-à-vis des courants idéologiques et des partis politiques, ce qui lui permet d’entretenir avec l’ensemble de ces derniers des relations de travail dans le respect d’une neutralité absolue ; d’autre part, une totale liberté dans le cadre d’une stricte limitation professionnelle, ses choix et ses engagements n’étant dictés que par la défense des intérêts des magistrats et de la justice, dans le respect de la conscience de chacun.

En bref, l’Union syndicale des magistrats se présente comme une organisation plutôt « légitimiste » et conformiste, mais qui s’octroie quand il lui plaît un droit d’ingérence en politique, tandis que le Syndicat de la magistrature revendique à tout propos, depuis sa création, une posture engagée, d’essence principalement libertaire. A l’inverse, l’affiliation de FO-Magistrats à une confédération prônant elle-même avec intransigeance la séparation entre politique et syndicalisme se présente comme le gage d’un syndicalisme réellement apolitique et même dépolitisé. Si l’on observe par conséquent que deux des trois syndicats de magistrats n’ont pas mis une ligne claire de démarcation entre activités syndicales et positionnements politiques, on peut relever toutefois qu’il s’agit des deux organisations qui n’ont pas d’ancrage dans le syndicalisme interprofessionnel ni, par conséquent, de tradition syndicale dans d’autre domaine que le leur. Ils se sont façonné une pratique à leur convenance, s’accordant l’un et l’autre un droit d’incursion plus ou moins important dans la sphère politique et la cogestion, avec le politique, de l’institution judiciaire.

Ce rappel est important car il permet de voir des conceptions disparates, voire opposées, au sein du syndicalisme judiciaire, révélant un contraste beaucoup plus subtil que certains amalgames ne le donnent à penser. On peut s’interroger, à cet égard, sur ce qui se passe en dehors de nos frontières, autant pour éprouver la sensibilité du sujet dans d’autres contextes que pour confronter la manière dont la question y est résolue.

Une suspicion générale dans la plupart des pays européens mais un droit toléré ou protégé

On trouve chez nos voisins européens une palette étendue de solutions, qui vont de l’interdiction théorique de tout syndicalisme à la reconnaissance décomplexée d’un étiquetage politique des magistrats, en passant par une tolérance précautionneuse, à condition qu’elle soit discrète. Mais un rapide coup d’œil montre que prévaut la suspicion envers le corps judiciaire, sa syndicalisation et sa politisation, même si elle prend des allures différentes selon les situations nationales. Implicitement, elle paraît liée à la crainte d’un engagement partisan des magistrats, nuisible à l’impartialité qu’ils doivent adopter, qui se protégerait derrière l’indépendance de la justice. C’est pourquoi la plupart des pays ont adopté des dispositifs destinés à prévenir peu ou prou l’émergence d’un syndicalisme qui conjuguerait les travers du corporatisme avec ceux de la politisation.

C’est ainsi que la Constitution espagnole interdit aux magistrats toute affiliation syndicale (article 127 al. 1 de la Constitution espagnole). Elle n’a pu empêcher quand même la constitution d’associations de magistrats qui jouent un rôle proche de celui des syndicats, sinon identique. L’Angleterre et le pays de Galles ont édité un « guide relatif aux activités annexes des juges » qui retient les activités syndicales, autant que politiques, parmi celles qui sont susceptibles de poser un « problème moral », ce qui n’interdit pas explicitement de se syndiquer : mais il est vrai aussi que les juges, en Grande-Bretagne, n’entrent dans cette carrière qu’après avoir accompli deux décennies au moins d’exercice libéral, ce qui ne prédispose pas à un fort activisme syndical.

L’Italie a contourné la difficulté : l’Association nationale des magistrats n’est pas juridiquement un syndicat, mais elle est composée de trois syndicats dont les sensibilités se calquent sur celles des grands mouvements de pensée et, dans le fond, son action ressemble souvent à celle d’un syndicat. Elle prohibe cependant toute prise de position politique des magistrats et même leur appartenance à des associations secrètes.

En Belgique, où les magistrats peuvent se syndiquer, l’article 99 de la Constitution avait créé un système complexe associant les partis politiques à la nomination des juges des juridictions supérieures, des présidents et des vice-présidents des tribunaux de première instance, selon une procédure au fonctionnement très opaque. Longtemps, ce mode de sélection a fonctionné dans l’indifférence, mais des critiques avaient fini par s’élever pour dénoncer les influences des partis politiques sur la nomination des plus hauts magistrats. Le mode de nomination et de désignation avait été modifié d’abord en 1991, avant que n’éclate l’affaire Dutroux qui a provoqué une réforme plus profonde en 1998, à la suite de la mise en cause de la magistrature à l’instar des autres institutions de l’Etat. L’article 151 de la Constitution, désormais, donne compétence au Conseil supérieur de la justice (CSJ), institution indépendante, dans la nomination et la désignation des juges. Cette réforme fut saluée en son temps comme une objectivation du mode de sélection des magistrats. Elle est cependant critiquée à son tour, le CSJ ayant été touché par plusieurs scandales qui ont mis en cause tant le conseil lui-même que certains de ses membres.

Seule la Suisse, en fin de compte, semble n’avoir pas d’états d’âme puisque les juges y sont carrément élus sur listes partisanes. Mais il est vrai que la démocratie helvétique, dont le modèle est difficilement exportable, est presque un cas à part.

On pourrait continuer le tour de l’Europe, on verrait sans doute que la France se situe dans une position médiane. Sur le plan des principes, tout d’abord, elle reconnaît une valeur constitutionnelle au droit syndical en général, bien qu’aucun texte ne l’ait jusqu’à présent officialisé dans la magistrature. Un arrêt maintenant ancien du Conseil d’État (Obrego, 1er décembre 1972) a certes limité le droit d’expression d’un magistrat dans le cadre syndical, mais il a reconnu par là même l’existence du fait syndical dans la magistrature. Une reconnaissance de fait est intervenue au sein du ministère de la justice depuis que l’un de ses gardes des sceaux, M. Michel Vauzelle, a organisé, par une simple circulaire du 4 novembre 1992, les modalités concrètes d’exercice du droit syndical au sein des juridictions. Par conséquent, jusqu’à la remise en cause récente du syndicalisme judiciaire inspirée par l’affaire du Mur des cons, la question ne faisait même plus problème.

Mais le débat est-il réellement rouvert ? Un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 2 octobre 2014 (Matelly c/France) semble régler définitivement la question du droit des magistrats de se syndiquer. Cette décision concerne directement des militaires de la gendarmerie, pour lesquels la CEDH a condamné l’« interdiction absolue (…) d’adhérer à un groupement professionnel constitué pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux » au motif que « l’interdiction pure et simple de constituer un syndicat ou d’y adhérer porte, à l’essence même de la liberté d’association, une atteinte qui ne saurait passer pour proportionnée et n’(est) donc pas ʺnécessaire dans une société démocratiqueʺ ». Il va de soi que les considérants de la cour ont une portée générale qui ne saurait exclure les juges si elle vaut pour les militaires.

En examinant avec attention la proposition de loi organique déposée le 5 mai 2014 par M. Ciotti et son groupe parlementaire, on lit d’ailleurs entre les lignes un embarras qui interdit au rédacteur de ce texte une position aussi manichéenne que ses propos médiatiques. Son article unique prévoit en effet que : « Toute manifestation d’hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est interdite aux magistrats, de même que toute démonstration ou adhésion à une organisation de nature politique ou syndicale incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions. » Mais un projet de loi organique, en cours de discussion devant le parlement au moment où ces lignes sont écrites3, prévoit l’insertion dans le statut de la magistrature de la liberté syndicale, déjà reconnue en réalité dans les principes constitutionnels, dans les termes suivants : « Le droit syndical est garanti aux magistrats qui peuvent librement créer des organisations syndicales, y adhérer et y exercer des mandats » et il ne comporte pas de limitation quant à l’exercice de ce droit.

Le syndicalisme judiciaire, victime expiatoire d’une défiance ancestrale envers la magistrature réactivée par la crise du politique

Il y a dans la situation française un paradoxe qui vient de ce que l’absence de règles spécifiques autorisant le syndicalisme dans la magistrature n’a justement permis ni de l’interdire, ni de l’encadrer et que, malgré la pression exercée, il apparaît difficile, voir impossible d’en définir les limites. C’est aux syndicats eux-mêmes que revient, en fin de compte, la définition du périmètre qu’ils entendent donner à leur action, au risque de heurter l’opinion publique et d’irriter, voire d’exaspérer, la classe politique.

Mais ce premier paradoxe en cache un autre, car notre pays est sans doute aussi l’un de ceux dans lesquels la méfiance envers le juge est, traditionnellement, la plus grande. On la fait communément remonter à la Révolution française qui a mis fin aux parlements de l’Ancien Régime, assimilés une fois pour toutes, dans l’imaginaire national, à l’institution judiciaire. Cette confusion est à la fois anachronique et polémique, mais peu importe, puisqu’elle suffit à agiter le chiffon rouge du « gouvernement des juges » à chaque fois que l’occasion s’en présente. Ainsi, c’est en s’abstenant de légiférer que la République a laissé à l’appréciation des syndicats le soin d’évaluer eux-mêmes la limite entre syndicalisme et politique, alors même que la suspicion envers la magistrature, motivée par la crainte du gouvernement des juges, n’a jamais cessé de hanter les esprits et qu’elle est toujours active.

L’embarras qui se lit sous les excès de langage, les à-peu-près conceptuels et les silences de la loi trouve certainement une première explication dans une sorte d’inconscient fondateur de la République elle-même. En identifiant la justice aux vieux parlements honnis, le régime républicain a non seulement trouvé le bouc-émissaire nécessaire à la constitution de son unité politique, comme aurait dit René Girard, mais il a aussi indiqué autour de quelle répulsion devait s’organiser l’ensemble des institutions républicaines. C’était moins celle de la monarchie – la République aime trop à la copier – que du girondisme. D’un point de vue simplement historique en effet, la lutte contre les parlements a été tout autant l’affaire de la royauté que de la République : y étant parvenue là où les rois avaient échoué, la Révolution a tranché dans le sang en faveur des Jacobins, dont la victoire a permis d’inscrire en lettres d’or l’unité et l’indivisibilité de la République dans ses principes constitutionnels. C’est pourquoi, très vraisemblablement, ce « meurtre » fondateur de la République reste toujours aussi vif et, surtout, que l’hydre vaincue est devenue la figure répulsive – mais nécessaire – que s’est imaginée la République pour exister. En fin de compte, la crainte du gouvernement des juges exprime moins la phobie du juge – lequel n’a jamais sans doute mérité ni tant d’honneur ni tant d’indignité compte tenu de la place réelle qu’il occupe traditionnellement dans les structures de l’Etat – que l’angoisse diffuse causée par son indépendance irréductible au cœur de la République unitaire, irritant souvenir de ce qui fit, pendant des siècles, obstacle à l’unification politique du territoire.

Si le mythe en question perdure, la forme centralisée de l’État qu’il voudrait protéger a subi en revanche de nombreux avatars au cours des dernières décennies. A tel point que l’hostilité séculaire envers le juge pourrait moins traduire, aujourd’hui, la crainte traditionnelle que provoquait l’aporie d’une justice indépendante – occupant une place résiduelle mais incompressible au sein d’un État centralisateur –, que la rancœur d’une classe politique dépossédée de ses pouvoirs par les nouvelles formes de régulation qu’on rattache à la mondialisation. Il est vrai que le droit a pris une importance croissante dans la vie sociale, comblant le vide souvent laissé par les autres instances de régulation. Mais s’agit-il d’une appropriation du pouvoir politique (ou de celui des politiques) par le juge, ou simplement d’une substitution par défaut ? En d’autres termes, si le politique a perdu du pouvoir, le vieux mythe remis au goût du jour ne lui sert-il pas à désigner dans le juge le responsable de ses déboires, plutôt que ses propres carences ?

Pour le savoir, il faut examiner la manière dont s’est opéré le transfert des fonctions de régulation sociale de l’État vers la justice. Les causes de cette évolution sont suffisamment documentées aujourd’hui, dans tous les domaines, pour qu’on puisse les évoquer en seulement quelques mots. La mondialisation a porté un rude coup aux centralisations étatiques, aux pouvoirs politiques sous leur forme traditionnelle et, de façon générale, aux institutions, sous l’effet de nombreux facteurs convergents. L’ouverture des frontières, la libéralisation des échanges, la révolution informatique et celle d’Internet, la financiarisation de l’économie, l’instabilité géopolitique, les crises économiques et financières, la montée de nouvelles menaces (crime organisé, trafics, fraudes systémiques, terrorisme...), entre autres, ont déplacé les solidarités sociales des États-providence (quand ils ne les ont pas purement et simplement détruites) et de leurs instances de régulation sociale vers des canaux nouveaux et souvent informels. Même là où les formes politiques de l’État moderne n’ont pas été visiblement affectées, même quand les modes démocratiques de désignation des dirigeants continuent de régir l’accession au pouvoir politique, celui-ci a subi une indéniable perte de légitimité et son emprise n’a cessé de se réduire.

La justice à l’épreuve des mutations de l’État

Le changement de paradigme, commencé par un déclin de l’État, est toutefois un processus de longue haleine qui s’étale sur des décennies et n’est pas achevé. Il s’est poursuivi dans les années récentes par une réappropriation de ses fonctions régaliennes, mais dans un contexte nouveau où l’État a remplacé son interventionnisme social par une politique de surveillance et de protection de l’ordre public. Ce glissement déplace des lignes de fond, il bouscule un équilibre ancestral entre l’exécutif et le judiciaire et mérite une analyse fine pour expliquer les formes successives qu’il a prises. C’est dans ce contexte qu’il faut réinterpréter le thème récurent du gouvernement des juges et même le regain de faveur qu’il connaît.

Il a d’abord cessé d’être le point fixe de référence, en négatif, de l’État centralisateur, pour signifier au contraire une perte de repères de ses institutions, qui se sont mises à tourner de plus en plus à vide. Sous des dehors inchangés, il a été, en premier lieu, le signe d’une inversion des rapports qui s’est opérée entre l’État et le juge, à mesure que décroissait la légitimité du premier. Il semble toutefois qu’il faille distinguer deux périodes. L’une, engagée à partir du début des années 1990, a vu le juge judiciaire occuper l’espace déserté par un État social en recul. La seconde, beaucoup plus récente, permet d’assister à une forme de retour de l’État : non plus l’État social des années d’après-guerre cependant, mais un État de police, aux fonctions régaliennes renouvelées ou en cours de renouvellement, qui privilégie le juge administratif – juge naturel de l’administration – au détriment du juge judiciaire.

Or ce que voit le politique et à quoi il réagit violemment, n’est pas son propre déclin en tant qu’instance de régulation sociale, ni les causes qui l’ont provoqué – lesquelles n’ont rien à voir avec le réveil d’un quelconque impérialisme judiciaire –, mais le seul effet de déplacement qui en est résulté, le contraignant à une mue douloureuse. S’il en mesure lucidement le résultat, il est en revanche plus facile pour lui d’y voir la résurgence d’une imaginaire volonté de puissance de la justice que de faire l’aveu de sa perte d’influence sociale et d’en tirer les conséquences.

Le débat sur le syndicalisme judiciaire et ses ingérences politiques est donc un symptôme, mais de tout autre chose que de ce que l’on croit. Prenant appui sur une réalité incontestable, il la déforme et lui donne surtout une importance qu’elle n’a pas. Que la politisation syndicale soit un problème, on peut certes l’entendre, mais ce problème n’est pas nouveau et l’évolution du rapport de forces entre justice et politique ne lui doit rien. La vraie question est ailleurs, elle est dans un changement de modèle de gouvernance, qui a commencé par un glissement du rôle régulateur de l’État vers la justice opéré au tournant des années 1980. Ce n’est pas parce que celle-ci rêvait de se substituer à celui-là mais, tout au contraire, parce qu’elle a recueilli, à son corps défendant et comme par défaut, des attributions nouvelles lui donnant une responsabilité qu’elle ne demandait pas et pour laquelle elle n’était, au demeurant, ni préparée, ni équipée.

Il faut alors porter un tout autre regard sur la mutation qui s’est amorcée il y a déjà plusieurs décennies. Celle-ci n’est pas le fruit d’une lutte de pouvoirs, mais d’une double défaillance. Celle du politique n’assumant plus son rôle traditionnel (pour des raisons pérennes, bien entendu, et non par suite de carences ponctuelles et réversibles), et celle du juge qui n’a pas reçu les moyens de l’assumer à sa place, d’abord parce que ce n’est pas sa vocation et qu’il ne sait pas comment s’y prendre, ensuite parce que rien n’a été fait, côté politique, pour lui reconnaître ces moyens.

La justice est-elle l’oubliée de l’État ?

C’est de là qu’il faut partir si l’on veut engager une réflexion utile sur la place de la justice et sur le rôle plus particulier du syndicalisme judiciaire dans la construction de ce nouveau paradigme. Ce sont deux questions distinctes, certes, mais qui se recoupent. La refonte du système judiciaire est un sujet en soi, et de taille, car la question posée est à la fois très simple et terriblement compliquée. Elle se résume à savoir si une institution conçue au sein d’un appareil d’État centralisé, où elle était confinée à des fonctions marginales sous un contrôle suspicieux et une surveillance étroite du pouvoir exécutif, dont la chicheté des moyens et des compétences qui lui étaient alloués participaient du fonctionnement même d’un État fort et sûr de soi, si cette institution judiciaire, donc, est condamné à demeurer le maillon faible d’un État recomposé autour de ses fonctions purement régaliennes.

La réponse dépend d’abord de la manière dont se poursuivra la réduction du rôle et de la place de l’Etat. La décentralisation et la régionalisation, des réformes comme celles de la RGPP puis de la MAP, l’apparition des autorités administratives indépendantes, sans parler de l’externalisation accrue des fonctions étatiques vers des gestionnaires privés ont mis à mal l’ordonnancement rationnel du modèle français d’administration. L’institution judiciaire n’a pas été épargnée par le vent du changement, mais à sa manière. Elle a dû, comme le reste des administrations, s’adapter aux nouveaux modes de management inspirés d’une double philosophie : réduire les coûts de fonctionnement et améliorer son rendement (ou, si l’on préfère, faire plus avec moins).

Alors même que la France reste l’un des pays membres du Conseil de l’Europe qui allouent les plus faibles budgets publics par habitant au fonctionnement de leur système judiciaire (sur 45 pays, la France est au 37ème rang4), il est aussi l’un de ceux qui ont le plus faible nombre de procureurs par habitants (2,9/100.000, seule l’Irlande ayant un ratio inférieur de 2,3/100.000). Ces chiffres bruts ne donnent qu’une vision très sommaire de la réalité car ils ne fournissent aucune indication sur les attributions effectives des personnels judiciaires. Ainsi, si l’Italie ne comprend que 1 900 procureurs (1 901 en France) pour un ratio à peine supérieur de 3,2/100.000, les magistrats du ministère public italien disposent de trois services de police directement placés sous leur autorité, ce qui n’est pas le cas de leurs homologues français. Par ailleurs, le « traitement en temps réel des procédures » (TTR), qui est devenu le cadre d’intervention généralisé des parquets, conduit ces derniers à gérer eux-mêmes 40% des procédures poursuivables dans leur intégralité (c’est-à-dire en fixant eux-mêmes le mode de réponse pénale, sans renvoi devant une juridiction).

Plus encore, ce que les chiffres ne peuvent pas dire, c’est l’impact de l’organisation et des méthodes sur le fonctionnement concret de la justice. Il faut passer pour cela par une approche descriptive et qualitative qui n’est évidemment pas mesurable par les statistiques. Mais elle seule permet de comprendre les défis évoqués plus haut. On peut en résumer les enjeux en indiquant que l’aménagement des méthodes de l’action publique de l’Etat s’est opéré, dans le cas de la justice, sans modification de ses structures, sans analyse des fonctions judiciaires, sans définition des critères de performance et sans évaluation des moyens ni des résultats de l’activité judiciaire.

A titre d’illustration, on peut évoquer le fonctionnement des cours d’assises. Régulièrement, des personnes en attente de jugement devant les cours d’assises (en première instance ou en appel) sont remises en liberté faute de pouvoir être jugées dans des délais raisonnables. Les retards sont dus à l’encombrement du rôle de ces juridictions, qui ne permettent pas un audiencement normal. Le phénomène n’est pas récent puisque la Cour de cassation, dans un arrêt du 2 septembre 2009, infirmait déjà la décision d’une chambre de l’instruction qui, pour justifier la prolongation de la détention provisoire d’une personne poursuivie pour des actes terroristes, faisait état de l’encombrement du rôle de la cour et des «  difficultés récurrentes de fonctionnement de la juridiction appelée à statuer au fond » sans avoir recherché « si les autorités compétentes avaient apporté une diligence particulière à la poursuite de la procédure »5. Pourtant, en septembre 2015 encore, la presse révélait que deux condamnés – à des peines respectives de 20 et 30 ans de réclusion – avaient été libérés parce que leur procès d’appel n’avait pu être organisé, 17 mois après la première condamnation dans un cas, plus de trois ans après dans l’autre cas6. C’est dans ces conditions que, le 13 novembre 2015, le garde des sceaux saisissait deux directions de la chancellerie (la direction des affaires criminelles et des grâces et la direction des services judiciaires) pour examiner les réformes possibles en vue d’éviter ces dysfonctionnements. Or il est intéressant d’observer que la lettre de mission demandait à ces services de faire un audit de la situation dans l’ensemble des ressorts et de dresser l’inventaire des affaires en attente de jugements : le ministère de la justice s’avoue ainsi dans l’incapacité de savoir en temps normal quelle est la charge réelle des juridictions et il ne s’était jamais préoccupé jusqu’à présent de la connaître…

Un besoin de refondation reposant sur une vision critique

On devine que ni l’augmentation des budgets, ni la hausse des statistiques d’activité de l’institution judiciaire ne sont des indicateurs aptes à rendre compte de son fonctionnement ni, surtout, à fournir une compréhension de ses dysfonctionnements. Il faut se pencher sur de tout autres aspects, qui ne sont décelables que de l’intérieur de la justice. Ils tiennent à la structure interne de l’organisation judiciaire et à ses modes de fonctionnement, dont il faut se demander s’ils répondent encore aux besoins d’une société en profonde mutation. On peut poursuivre, à cet égard, l’exemple des cours d’assises en observant que la surcharge de ces juridictions n’est pourtant pas résolue par la forte correctionnalisation, inspirée non seulement par la volonté d’accorder le niveau de jugement des affaires pénales à la gravité des faits à juger, mais en grande partie aussi par un souci de gestion des flux, afin précisément de décharger les cours d’assises d’une grande partie des dossiers qui devraient leur parvenir.

De la même façon, il est couramment admis maintenant que le TTR a abaissé de façon importante le niveau de qualité des enquêtes pour privilégier l’évacuation rapide des procédures et qu’il a entraîné la création de nombreuses voies procédurales destinées à contourner les juridictions ordinaires, sans empêcher néanmoins la saturation de toutes les formations de jugement. Plus globalement, l’appareil judiciaire n’a pas modifié son organisation traditionnelle, alors même qu’il s’est chargé d’une multitude de nouveaux contentieux et de tâches annexes qui se sont accumulés et ont été répartis sans jamais faire l’objet de prévisions ni d’études d’impact dignes de ce nom7. A cela s’ajoute sans doute le plus préoccupant, bien qu’il soit le moins visible. Non seulement la structure du système judiciaire n’a pas évolué en fonction des changements auxquels celui-ci avait à faire face, mais la justice n’a eu d’autre choix pour y faire face que d’exacerber et de cristalliser ses propres défauts.

Pour faire face en effet à des contraintes qui se sont multipliées dans tous les domaines tandis que, en proportion, les moyens de la justice stagnaient, voire régressaient, l’institution judiciaire dans son ensemble s’est crispée sur des modes d’organisation dépassés qu’elle ne parvient pas à faire évoluer, voire qu’elle a aggravés. Le plus significatif est la structure pyramidale et hiérarchique de la magistrature, qui concerne non seulement le parquet (dont le renforcement hiérarchique a accompagné l’extension du TTR) mais aussi, ce qui est largement moins documenté, le siège. Celui-ci s’est trouvé astreint de la même manière à de nouveaux impératifs de rendement dont les critères sont les délais de procédure et la progression statistique des décisions prononcées. L’accent a été mis sur la gestion des flux, au pénal comme au civil, ce qui a nécessité l’introduction d’objectifs quantitatifs dans la production juridictionnelle et un renforcement en parallèle des contrôles d’activité des magistrats. Le dernier exemple en date est l’introduction du télétravail dans la magistrature par un décret du 11 février 2016, qui pourra permettre aux chefs de juridiction de contraindre les magistrats du siège à être présents durant les heures de travail qu’ils détermineront dans les différents locaux qui leur seront affectés (y compris à leur domicile) et d’exercer des contrôles de leur présence au poste de travail qui leur sera assigné.

Au terme de ce tour d’horizon, portant sur les obstacles qui se dressent devant la modernisation de la justice et les enjeux qu’ils font naître, un certain nombre de constats s’imposent. Si la politisation syndicale cause un préjudice, c’est certainement moins à l’institution judiciaire ou aux autres pouvoirs qu’au syndicalisme lui-même. En réalité, ce vieux serpent de mer détourne l’attention d’autres problèmes certainement plus graves parce qu’ils concernent la justice elle-même, confrontée aux défis d’une société en profonde mutation. Or, la crise systémique de l’Etat a eu un effet paradoxal. Sa défaillance a projeté la justice au premier rang des instances régulatrices, ou du moins a fait d’elle la dernière instance de régulation sociale quand toutes les autres se sont retirées, tâche à laquelle elle n’a pu ou voulu se soustraire, non sans brouiller son image ni rendre confuse la visibilité de ses missions, faute d’avoir su les maîtriser. Pourtant, en même temps que tout changeait, rien ne changeait : sa faible légitimité, son positionnement contradictoire au sein de l’appareil d’État, la rivalité avec le politique qu’a provoquée son émergence comme instance de régulation, sa faible capacité revendicative, tout a concouru pour figer le système judiciaire dans sa place de parent pauvre de l’État. Non seulement l’institution judiciaire n’a pas su faire reconnaître son apport, mais elle s’est laissé enfermer dans un appareil administratif obsolète, elle s’est fait happer avec les autres agents de l’Etat dans le déclassement qui atteint toute la fonction publique. A l’heure des réseaux, au sein d’une société entièrement ouverte et mobile, elle ne parvient pas à faire évoluer ses structures pyramidales ni à se libérer de son étouffant corset hiérarchique, vieux reliquats d’un monde en voie de disparition.

Il serait insuffisant pourtant de s’en tenir à ce seul constat. Une autre évolution s’est en effet accomplie silencieusement, en parallèle, en direction du juge administratif. Celui-ci a recueilli les compétences nouvelles nées de la mutation de l’État, dont les priorités sont progressivement passées de la régulation sociale à la surveillance des populations et au maintien de l’ordre public. Il ne faut cependant pas s’y tromper : l’État de police, comme on pourrait l’appeler, n’est pas devenu un État policier. Bien au contraire, la montée en puissance du droit qui s’est accomplie durant les années de déclin et de recul, est devenue irréversible et elle a imprégné l’action de l’État lui-même. En se concentrant sur ses fonctions régaliennes, celui-ci a entrepris d’en redéfinir les fondements : non plus l’arbitraire du prince machiavélien ou du Léviathan hobbesien, mais un ensemble de prérogatives caractérisées à la fois par des pouvoirs exorbitants et un contrôle juridique et judiciaire de la manière dont ils sont mis en œuvre et exercés.

C’est de cette façon qu’il faut sans doute comprendre tant le déplacement du centre de gravité de la justice du siège vers le parquet que la jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État qui ont propulsé le juge administratif comme nouveau « défenseur des libertés » (domaine jadis réservé au juge judiciaire) ainsi que les lois les plus récentes (loi « renseignement »8, loi « terrorisme »9). Tout ce nouvel arsenal juridique concourt à faire du juge administratif un juge des libertés publiques et le place au cœur du contrôle des nouveaux dispositifs de surveillance et de rétablissement de l’ordre public, laissant au juge judiciaire la gestion des marginalités sociales dont l’État s’est lui-même déchargé.

Une boucle semble ainsi devoir se boucler, qui a fait passer l’État social, régulé par la politique, à l’État de police régulé par le juge administratif (et les autorités indépendantes), faisant revenir le juge judiciaire à la place résiduelle qui, dans notre système de gouvernement, a toujours été traditionnellement la sienne. Ce processus pose au système judiciaire de terribles défis qui interpellent, ou devraient interpeller, les syndicats de magistrats. Cette manière nouvelle d’assujettir l’État au droit, jusqu’au cœur des fonctions régaliennes, va poser en effet de nombreux problèmes au regard du fonctionnement des institutions, parmi lesquels ceux des frontières entre le juge judiciaire et le juge administratif et par voie de conséquence du périmètre des compétences du juge judiciaire. La question, cependant, n’est pas seulement celle d’une concurrence entre deux juges, l’un qui a la confiance de l’État et du politique, l’autre qui ne l’a pas – les attaques que subit ce dernier sur la politisation de ses syndicats viennent d’ailleurs à point nommé pour désigner les raisons d’une suspicion et d’une méfiance qui ne désarment pas –. Elle est aussi celle des moyens qui seront accordés au juge judiciaire pour gérer les affaires dont l’État ne s’estime plus lui-même comptable et de la place à venir, dans la « société de surveillance » qui s’annonce, d’un juge indépendant des logiques de pouvoir.

C’est dans ce contexte que le syndicalisme judiciaire doit s’interroger sur son rôle : doit-il continuer d’être l’organe de cogestion de la pénurie des moyens, peut-il se réfugier dans un discours contestataire qui flotte en apesanteur au dessus du monde réel, ne devra-t-il pas être l’aiguillon qui forcera la justice à affronter le monde tel qu’il est et tel qu’il va devenir ?

1

 « Eric Ciotti veut l’interdiction pour les magistrats de se syndiquer », Atlantico, 23 mars 2014 : http://www.atlantico.fr/pepites/eric-ciotti-veut-interdiction-pour-magistrats-se-syndiquer-1019517.html

2

 « Les syndicats de magistrats », Hervé Robert, 23 septembre 2010, http://istravail.com/actualites-etudes/les-etudes-sociales-et-syndicales/10484-les-syndicats-de-magistrats.html

3

 Projet de loi organique relatif aux garanties statutaires, aux obligations déontologiques et au ‎recrutement des magistrats ainsi qu’au Conseil supérieur de la magistrature

 

4

 Rapport du CEPEJ sur les « Systèmes judiciaires européens – Edition 2014 (2012) : efficacité et qualité de la justice » https://www.coe.int/t/dghl/cooperation/cepej/evaluation/2014/Rapport_2014_fr.pdf

5

 https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do?oldAction=rechExpJuriJudi&idTexte=JURITEXT000021053385&fastReqId=1318947267&fastPos=1

6

 « Cour d’assises : la lenteur au banc des accusé », Le Parisien, 27 septembre 2015, http://www.leparisien.fr/espace-premium/actu/cour-d-assises-la-lenteur-au-banc-des-accuses-27-09-2015-5130115.php

7

 Voir, par exemple, le référé de la Cour des comptes sur la prise en charge et le suivi, par l'administration pénitentiaire, des majeurs condamnés : https://www.ccomptes.fr/Publications/Publications/La-prise-en-charge-et-le-suivi-par-l-administration-penitentiaire-des-majeurs-condamnes.

8

 Loi relative au renseignement du 24 juillet 2015.

9

 Loi renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale, définitivement adoptée le 25 mai 2016.

 

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